Damien Boquet et Didier Lett – Les émotions à l’épreuve du genre - Clio. Femmes, Genre, Histoire, éditions Belin, 2018
Les émotions sont souvent considérées comme un puissant marqueur de genre, jouant un rôle central dans les délimitations culturelles et sociales du masculin et du féminin. Depuis la théorie antique des tempéraments, en effet, le masculin est du côté des émotions chaudes et sèches (colère, fureur, hardiesse, haine), le féminin, du côté des émotions froides et humides (modestie, douceur, crainte, pudeur, compassion, langueur). Dans le monde occidental, on considère aussi que les émotions sont davantage féminines et que la raison est plutôt masculine. Les femmes, réputées plus proches de la nature et irrationnelles, manifesteraient en effet une sensibilité plus exacerbée que les hommes, exprimeraient davantage leurs sentiments (quitte à ce qu’elles se laissent déborder par eux), passeraient plus rapidement d’une émotion à une autre, seraient lunatiques ou hystériques. Les hommes, êtres de culture et de raison, auraient plus de retenue et de contrôle d’eux-mêmes, maîtriseraient bien davantage l’expression de leurs émotions et en changeraient moins souvent. Dans la façon dont elles sont jugées, attendues et parfois exigées, les émotions, viriles ou efféminées, sont donc genrées.
2Quoique prégnante dans la culture occidentale sur le temps long, cette lecture a été excessivement figée par l’historiographie en deux oppositions radicales qui seraient structurantes pour nos sociétés : la première, entre homme-masculin et femme-féminin et la seconde, entre émotion et raison. Or, ces antagonismes, surtout lorsqu’ils sont exprimés sous des formes aussi extrêmes et rigides que nous les avons connues au cours des époques récentes, n’ont pas toujours existé et datent, pour l’essentiel, du xviiie siècle. Avant cette période, dans les sociétés occidentales, comme le montre dans ce volume l’article de Jean-Noël Allard et Pascal Montlahuc pour le monde antique ou celui d’Emmanuel Bain à partir de l’exégèse biblique des xiie et xiiie siècles, la différence des sexes n’est qu’une manière, souvent marginale, de classer les personnes et il convient donc de se défaire d’une conception devenue pour nous « naturelle ». Ainsi, dans les consilia, des recueils d’études de cas cliniques qui apparaissent à la fin du xiiie siècle, lorsqu’ils évoquent symptômes et traitements de la mélancolie, les médecins tiennent peu compte du genre du patient car leur intérêt est davantage centré sur la théorie des humeurs du corps ou de ses différentes parties . Par ailleurs, l’antinomie entre la raison et l’émotion est, elle aussi, récente [2][2]Solomon 1993 ; Dixon 2003.. Elle repose sur de lourds et persistants présupposés, résultats d’une conception évolutionniste de l’histoire, validée au xxe siècle par la théorie du processus de civilisation de Norbert Elias [3][3]Auteur pour qui la maîtrise des instincts, la capacité à…, et sur un antagonisme absolu, rétrospectivement attribué à Descartes, entre affectivité et raison, présent également dans d’autres sciences sociales (sociologie durkheimienne ou webérienne, psychanalyse freudienne, etc.). Depuis Aristote, en passant par toute une tradition intellectuelle qui va des maîtres de l’université médiévale à Spinoza et à Rousseau, il ne fait pas de doute que les émotions, au-delà de la diversité des écoles de pensée, dialoguent constamment avec la raison, même si elles peuvent être déraisonnables. Dans la façon dont elles sont socialement jugées, l’enjeu n’est pas de s’en débarrasser mais d’y recourir de façon mesurée et adaptée aux circonstances, d’en faire un bon usage selon les principes de la vertu et de la justice. Ainsi Anne Carol montre-t-elle, à travers l’étude des rapports d’exécution au xixe siècle, que les représentants de l’autorité publique, souvent marqués par leur culture chrétienne, ne sont pas hostiles à ce que le ou la condamné.e manifeste ses émotions [4][4]Carol 2017.. Qu’il ou elle pleure, tremble, ce sont là des éléments qui participent du bon déroulement du rituel judiciaire, propres à susciter l’horreur du crime et la juste crainte du châtiment. Mais le risque est que le scénario déraille, lorsque le ou la condamné.e n’exprime pas les émotions attendues ou dépasse la mesure, s’effondre et supplie ou vocifère sa haine. Un tournant s’amorce dans les années 1870, sans doute parce que le modèle chrétien décline. La manifestation des émotions de celui ou de celle qui subit la peine capitale devient progressivement inacceptable. Perdant sa fonction d’exemplarité et d’édification par l’émotion, le rituel lui-même se désintègre lentement, préparant la fin de sa publicité en 1939, puis son abolition en 1981