Hommage à Claudine Delphis (1950-2024), texte rédigé par Laurent Dedryvere.
Le 15 avril 2024, la germaniste et historienne Claudine Delphis, professeure émérite d’histoire et civilisation allemandes contemporaines à l’université Paris-Diderot (aujourd’hui Paris Cité) disparaissait brutalement à Berlin, plongeant dans l’affliction ses proches, collègues et amis. Dans son parcours professionnel comme dans ses objets de recherches, Claudine fit preuve d’une constante originalité ; elle sut transcender les frontières entre les disciplines (études germaniques et études romanes, histoire), les domaines professionnels (enseignement supérieur et affaires étrangères) et les pays (France et Allemagne).
Dans ses travaux scientifiques, une ligne de force se dégage nettement : une passion, qu’elle-même qualifiait de « chronophage » pour les correspondances des intellectuels et des écrivains, dont elle mettait au jour les ramifications complexes. Pour assembler les pièces des différents puzzles, elle se plongeait bien sûr dans les archives et les bibliothèques publiques, en Allemagne, en Autriche et en France, mais aussi en Israël ou aux États-Unis. Sa gentillesse, sa chaleur, sa probité intellectuelle et morale lui permirent aussi de gagner la confiance des ayants-droits et d’accéder aux collections et aux archives privées. Nous lui devons l’édition scientifique de nombreuses correspondances, importantes tant par leur taille et leur intérêt esthétique que par leur valeur historique et documentaire ; ses introductions érudites et rigoureuses, ses appareils critiques constituent un outil indispensable pour quiconque s’intéresse aujourd’hui aux relations intellectuelles franco-allemandes et à l’histoire juive européenne dans la première moitié du xxe siècle.
Claudine Delphis a porté un éclairage nouveau sur des figures bien connues des lettres européennes (Romain Rolland, Stefan Zweig), mais elle a aussi contribué à mettre en lumière des personnalités moins connues du grand public, tels l’homme politique et écrivain français Jean-Richard Bloch (1884-1947), auquel elle consacra une étude écrite en collaboration avec son collègue allemand Wolfgang Asholt, ou les romanistes autrichiens Paul Amann (1884-1958) et Wilhelm Friedmann (1884-1942).
Plus récemment, elle s’était plongée dans les papiers du germaniste français Christian Sénéchal (1886-1938). Durement éprouvée par le décès de son mari Walter en 2022, elle avait pourtant trouvé la force d’éditer la correspondance de Sénéchal avec Romain Rolland et André Spire. Les documents qu’elle avait accumulés s’étaient révélés si riches qu’elle réfléchissait déjà aux contours de son prochain livre.
Son parcours professionnel fut aussi original que varié. Après avoir consacré une thèse de doctorat à l’écrivain allemand Ludwig Turek (Ludwig Turek [1898-1975] : l’aventure et l’écriture, soutenue en 1981 sous la direction de Jean-Louis Bandet), elle prit la direction de l’Institut culturel français de Karlsruhe (1983). Après la réunification allemande, elle partit pour Leipzig, où elle dirigea l’Institut français qui venait d’ouvrir et était alors situé dans la belle Villa Hupfeld, au 11-13 de la Lumumbastraße (1990-1996). Après quelques années passées à l’université de Haute Alsace comme maîtresse de conférences, elle retourna en Allemagne, cette fois comme attachée de coopération universitaire pour les Länder de Berlin et de Mecklembourg-Poméranie occidentale (2004-2007). Enfin, en 2007, elle rejoignit l’université Paris-Diderot comme professeure d’histoire et de civilisation allemandes contemporaines (UFR EILA et GHES), où elle resta jusqu’à sa retraite en 2016.
De ses années passées outre-Rhin, elle avait gardé de solides liens d’amitié et de complicité intellectuelle, notamment avec ses collègues de l’université de Leipzig (Matthias Middell), et du Frankreich-Zentrum de la Technische Universität de Berlin, puis de la Freie Universität de Berlin (Étienne François). En 2011, elle retourna ainsi à Leipzig comme professeure invitée, dans le cadre de la prestigieuse chaire Leibniz. En France, elle établit des relations d’amitiés et de confiance avec de nombreux collègues, notamment avec Marie-Louise Pelus-Kaplan, décédée quelques semaines avant elle, avec qui elle coanima pendant plusieurs années un séminaire pour mastérant·e·s et doctorant·e·s.
À Paris-Diderot, elle poursuivit la collaboration avec l’université de Bielefeld qu’avaient amorcée Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock-Demarle. Dans le cadre du cursus intégré franco-allemand d’histoire, elle dirigea plusieurs mémoires de master, notamment avec Ingrid Gilcher-Holtey et Willibald Steinmetz, deux collègues qui lui étaient très chers.
Les dernières doctorantes de Claudine Delphis, Ina Kiel et Theresa Faye Hornischer ont soutenu leur thèse récemment (respectivement en 2021 et 2022), toujours en cotutelle avec Ingrid Gilcher-Holtey. Les étudiantes et étudiants qui ont travaillé sous sa direction, mais également celles et ceux qu’elle a aidés de manière plus informelle ainsi que ses collègues garderont en mémoire sa profonde générosité, sa grande sensibilité et son sens de l’humour.
Nous présentons à sa famille et à ses proches, ainsi qu’à toutes les personnes qui l’ont connue, nos plus sincères condoléances.
Principaux ouvrages de Claudine Delphis
- Wilhelm Friedmann (1884–1942), le destin d’un francophile : correspondance avec Georges Duhamel, Jean-Richard Bloch et Marcel Raymond, éd. établie, présentée et annotée par Claudine Delphis, Leipzig, Leipziger Univ.-Verl., 1999, 651 p.
- Georges Duhamel – Stefan Zweig : correspondance ; l’anthologie oubliée de Leipzig, éd. établie, présentée et annotée par Claudine Delphis, Leipzig, Leipziger Univ.-Verl., 2001, 231 p.
- Survies d’un juif européen : correspondance de Paul Amann avec Romain Rolland et Jean-Richard Bloch, éd. établie, présentée et annotée par Claudine Delphis, Leipzig, Leipziger Univ.-Verl., 2009, 1064 p.
- Wolfgang Asholt et Claudine Delphis :Jean-Richard Bloch ou à la découverte du monde connu : Jérusalem et Berlin, 1925-1928, Paris, Honoré Champion, 2010, 323 p.
- Stefan Zweig et Jean-Richard Bloch : correspondance, 1912-1940, éd. établie et annotée par Claudine Delphis, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2019, 266 p.
- Christian Sénéchal: Correspondance avec Romain Rolland et André Spire, éd. critique par Claudine Delphis, Paris, Classiques Garnier, 2023, 608 p.