LA DISPARITION DE DOMINIQUE KALIFA

Brillant dix-neuviémiste, spécialiste des représentations du crime, l’historien Dominique Kalifa, professeur à la Sorbonne et co-directeur du centre d’Histoire du XIXe siècle, s’est donné la mort le 12 septembre 2020. Sa disparition plonge dans la stupeur ses amis, ses collègues, les nombreux étudiants et jeunes chercheurs qu’il a formés, guidés et qui se retrouvaient pour son séminaire du mardi dans la salle Picard de Paris 1, souvent trop petite pour contenir le public. Elle fauche le milieu des historien.ne.s du crime et de la justice, déjà marqué par la disparition, dix jours plus tôt de Jean-Claude Farcy, le grand spécialiste des archives et des pratiques judiciaires. Mais c’est une autre approche que développait Dominique qui, en 25 ans d’une carrière entamée relativement tardivement mais fulgurante, avait édifié une œuvre singulièrement riche guidée par la conviction, défendue avec de plus en plus de radicalité, qu’on accède au crime par le prisme des récits et plus largement que les représentations construisent le social. Des faits divers au bagne de Biribi, en passant par les Apaches et les détectives, Dominique a arpenté les bas-fonds du crime et surtout du crime écrit au XIXe siècle. La portée de son œuvre va bien au-delà du domaine de l’histoire du crime, car c’est la culture de masse comme fabrique de nos peurs, fantasmes et mythes qu’il a mis en évidence, et ce sont les motifs et les intrigues des imaginaires collectifs qu’il a systématiquement explorés : imaginaires du crime, mais aussi imaginaires sociaux et spatiaux (Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire social, 2013), imaginaires temporels et historiques (La véritable histoire de la « Belle Époque », 2017 ; les Noms d’époque, 2020), au fur et à mesure qu’il élargissait le spectre chronologique et thématique de ses travaux à partir du point de départ des récits de crime à la Belle Époque, objet de sa thèse de doctorat.

La disparition de Dominique frappe cruellement le petit groupe des historiens du crime, mais également toute la communauté des historiens, tant son dynamisme scientifique, sa puissance de travail et sa position institutionnelle lui permettaient d’occuper une position centrale dans l’Université, en France mais aussi dans le monde où il avait noué des liens multiples, spécialement en Amérique, où il avait été plusieurs fois chercheur invité et où il aimait tant enseigner, donner des conférences et séjourner.

Mais c’est à Paris 7 d’une certaine manière que tout a commencé, à Jussieu comme on disait simplement alors. Au tournant des années 1980-1990, la personnalité de Michelle Perrot aimantait de jeunes étudiantes et étudiants talentueux désireux de se lancer sur les terrains pionniers de l’histoire des femmes mais aussi de l’histoire de la déviance et de la pénalité. Dominique a préparé sa thèse sous sa direction, au sein du laboratoire Sociétés occidentales, ancien nom d’ICT. C’est vers cette époque que je l’ai rencontré, en 1992 : je venais de commencer ma thèse avec Alain Corbin sur la figure du monstre criminel dans le premier XIXe siècle et en quête d’un poste d’AMN, je suis allée me présenter à Michelle Perrot qui m’a parlé ce jour-là des recherches passionnantes de deux de ses élèves avec lesquels elle me conseillait d’échanger : c’était Dominique, c’était Philippe [Artières], qui allaient devenir mes compagnons sur la route de l’histoire du crime. En 1994, dans la salle des thèses en altitude de la tour de Jussieu, Dominique a soutenu sa thèse, publiée l’année suivante sous le titre L’Encre et le sang. Récits de crime et société à la Belle Époque. Dans la foulée, en 1995, il a été élu maître de conférences à Paris 7 où il a enseigné jusqu’en 2000, avant de rejoindre en tant que professeur l’université de Rennes, puis deux ans après la Sorbonne, où il a pris la succession d’Alain Corbin, son garant d’HDR.

La collaboration étroite et amicale entre Michelle Perrot et Alain Corbin qui articulait deux lieux institutionnels (Paris 7 et Paris 1) et deux styles (engagé ou distancié), a inscrit Dominique dans un double héritage, et dans l’inflexion majeure qui a conduit la discipline historique vers  des approches qualitatives et culturelles. Historien littéraire, grand lecteur de Fantômas, il défendait contre la tradition d’une histoire par les archives une histoire faite avec les textes, et avec les textes les moins légitimes comme ceux qui avaient nourris sa thèse, faits divers de la grande presse, romans populaires ou policiers. Par ses travaux personnels, son effort pour clarifier successivement les notions de représentation et d’imaginaire et les recherches originales qu’il a encadrées, il a été un acteur majeur de l’histoire culturelle à la française, soucieuse de ne pas perdre le fil du social. En témoignent les enseignements qu’il dispensait à Paris 7 et les collègues dont il était proche. Son cours de spécialité en licence 3, vite publié aux éditions la Découverte en 2001, portait non sur le crime mais sur la culture de masse. Côté histoire sociale, il a été très proche d’André Gueslin avec qui il a codirigé le  séminaire sur l’exclusion, puis le colloque sur les exclus en Europe (publié en 1999). Côté histoire culturelle, il était très lié avec Marie-Noëlle Bourguet avec qui il co-animait un séminaire sur l’enquête comme mode de saisie du social. Avec moi-même – car  entre-temps j’étais devenue maîtresse de conférences à Paris 7 – nous avions lancé avec Nicole Mozet et José Luis-Diaz un séminaire qui faisait se rencontrer historiens et littéraires sur les identités sociales au XIXe siècle.

Ce petit texte ne prétend pas être une nécrologie complète, encore moins une contribution à l’étude des apports de son œuvre. Je voulais simplement, encore sous le choc de sa disparition, rendre hommage à celui qui a été pour moi un aîné, qui m’a beaucoup appris et m’a initiée à tant de rites de la vie universitaire, interlocuteur privilégié et co-auteur, avec qui j’ai échangé pendant plus de 25 ans dans une grande proximité historiographique, malgré nos différences et parfois même nos différends, un repère par rapport à qui me situer, un collègue et ami avec qui il m’est arrivé de partager de purs moments de jubilation. Et je voulais associer à cet hommage le laboratoire qui l’a accueilli pendant les dix premières années de sa vie de chercheur et d’universitaire, et ses collègues du département d’histoire de Paris 7 : les nombreux mots que je reçois depuis deux jours témoignent du fort souvenir qu’il laisse dans cette université.

Anne-Emmanuelle Demartini, professeure à Paris 13

Paris, le 15 septembre 2020